lundi 8 juin 2015

ALLIAGE n°75 - Culture - Science - Technique / Printemps 2015

Université Nice Sophia Antipolis - Juin 2015




QU'EST-CE QUE LA SCIENCE ? par George ORWELL (extrait d'un article paru dans Tribune en Octobre 1945)


Tribune a publié la semaine dernière une lettre intéressante de M. J. Stewart Cook, où celui-ci soutenait l'idée que la meilleure façon de se prémunir contre le danger d'une «hiérarchie scientifique» serait de veiller à ce que la grande masse des gens ordinaires reçoive, dans la mesure du possible, une éducation scientifique. Les scientifiques seraient du même coup tirés de leur isolement et encouragés à participer davantage à la politique et à l'administration.

Sur le plan des généralités, je pense que la plupart d'entre nous tomberaient d'accord avec Cook, mais j'observe que, comme c'est souvent le cas, il ne définit pas ce qu'il appelle la science et laisse George Orwell (1903-1950) simplement entendre, au passage, qu'il s'agirait de certaines sciences exactes dont les expériences sont menées en laboratoire. Ainsi, l'éducation des adultes tend à «négliger les études scientifiques en faveur des matières littéraires, économiques et sociales», l'économie et la sociologie n'étant apparemment pas tenues pour des branches de la science. C'est là un point très important, car aujourd'hui, le terme de «science» est utilisé dans deux acceptions différentes au moins, et toute la question de l'éducation scientifique est obscurcie par la tendance actuelle à louvoyer de l'une à l'autre.

On considère généralement que le terme de «science» renvoie soit (a) aux sciences exactes, telles que la chimie, la physique, etc., soit (b) à une méthode de pensée qui permet d'obtenir des résultats vérifiables en raisonnant logiquement à partir de l'observation des faits.

Si vous demandez à un scientifique, ou, plus généralement, à toute personne instruite : «Qu'est-ce que la science ?», vous obtiendrez probablement une réponse proche de (b). Néanmoins, dans la vie de tous les jours, que ce soit dans les conversations ou par écrit, les gens qui parlent de «science» se réfèrent à la première acception (a). La science est quelque chose ayant pour cadre le laboratoire : le terme même évoque l'image de graphiques, de tubes à essais, de balances, de becs Bunsen et de microscopes. Un biologiste, un astronome, voire un psychologue ou un mathématicien, est décrit comme un «homme de science»; nul ne songerait à appliquer ce terme à un homme d'État, un poète, un journaliste voire un philosophe. Et, presque invariablement, dans l'idée de ceux pour qui les jeunes devraient recevoir une éducation scientifique, cela revient à leur en apprendre davantage sur la radioactivité, ou les étoiles, ou la physiologie de leur propre corps, et non leur enseigner à penser avec plus de rigueur.

Cette ambiguïté, en partie délibérée, quant à la signification du mot science recèle un grand danger. La revendication d'une meilleure éducation scientifique repose sur l'idée qu'un individu bénéficiaire d'une formation scientifique abordera par là même tous les sujets avec plus d'intelligence. On suppose ainsi que les opinions politiques d'un scientifique, ses appréciations dans les domaines sociologique, moral ou philosophique, voire artistique, ont plus de valeur que celles d'un profane. En d'autres termes, le monde serait plus vivable si les scientifiques étaient aux commandes. Mais, nous l'avons vu, un «scientifique» est, dans la pratique, un spécialiste de telle ou telle science exacte. Il faudrait donc en conclure qu'un chimiste ou un physicien, par exemple, sont politiquement plus intelligents qu'un poète ou un avocat en tant que tels. Et, de fait, c'est bien ce que croient aujourd'hui des millions de gens. Cependant, est-il vraiment certain qu'un «scientifique», dans l'acception étroite du terme, soit mieux à même que toute autre personne d'aborder les questions non scientifiques de manière objective ? Il n'y a guère de raisons de le croire. Prenons un seul et simple critère : la capacité de résister au nationalisme. On affirme souvent de manière assez nébuleuse que «la science est internationale», mais, dans la pratique, les travailleurs scientifiques de tous les pays se rangent derrière leurs gouvernements respectifs avec moins de scrupules que n'en éprouvent les écrivains et les artistes. Dans son ensemble, la communauté scientifique allemande n'a opposé aucune résistance à Hitler. Ce dernier a peut-être ruiné les perspectives à long terme de la science ' allemande, mais il n'en reste pas moins qu'il y eut bon nombre d'hommes compétents pour accomplir les recherches nécessaires dans des domaines tels que ceux du pétrole synthétique, des avions à réaction, des projectiles propulsés par des fusées et de la bombe atomique. Sans eux, la machine de guerre allemande n'aurait jamais pu être édifiée.

(...)


SOMMAIRE


NUUK
Anaïs Tondeur

LOST IN FATHOMS - à la recherche de l'anthropocène
Anaïs Tondeur & Jean-Marc Chomaz

ORWELL, LA POLITIQUE ET LA SCIENCE
Michel André

LA NATURE DE LA SCIENCE
George Orwell

PENSER AUJOURD'HUI LA CULTURE SCIENTIFIQUE ET LA GOUVERNANCE
Bernard Schiele & Joëlle Le Marec

LA GESTION NÉOLIBÉRALE DE LA SCIENCE
Jean-Paul Malrieu

LES SHADOKS SONT-ILS DÉCERVELABLES ?
Gérard Berry

DU SINGE AQUATIQUE ET DES SCÉNARIOS D'HOMINISATION
Claudine Cohen

LE TRAVAIL DE CRÉATION SELON GROTHENDIECK
Anouck Linck

UNE RENCONTRE FORTUITE D'EINSTEIN ET DE WIENER
Michel Paty & Olival Freire

MACHINE ARRIÈRE
Samuel Butler : Darwin et les machines
Thierry Hoquet

DARWIN PARMI LES MACHINES
Samuel Butler

LE DRAME DE LA SOLUTION
David Morin-Ullmann

PROJECTEUR : essai d'histoire de la représentation du cône de lumière projetée
Christian Besson

ATTENTION, SABLE GLISSANT !
Les physiciens et les pyramides
Jean-Pierre Adam

BALADES MÉTAMATHIQUES
Tadashi Tokieda

LES DEVINETTES DU SAVANT FLOU
Zéphyrin Xirdal

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