mardi 19 janvier 2016

Jean-Marie Wipf : Conflit de la raison

Editions Kimé - Janvier 2016 - Collection : Philosophie en cours


Préface de Jean-Luc Nancy

Philosophie doit se faire justice : ce pourrait être la maxime accompagnant un imaginaire blason de Jean-Marie Wipf. S'il n'emploie pas l'expression, il aurait pu le faire et ce qu'elle porte en elle circule partout à travers le texte qu'on va lire. Se faire justice, c'est d'abord se rendre justice à soi-même. C'est aussi exécuter la ou les sentences de justice qui peuvent être prononcées soit à son endroit, soit à celui de ses accusateurs. Cela peut conduire jusqu'au suicide ou bien jusqu'à l'exécution de la partie adverse. On peut enfin comprendre que la philosophie se métamorphose en justice - en scène entière de la justice, y tenant tous les rôles, prévenue, juge, avocate, procureure mais surtout pour finir incarnant la loi elle-même. Ou se reconnaissant comme l'exercice déployé d'une loi qui la dépasse et qui la fonde. Loi par-delà la loi, comme toute loi l'implique, l'exige et le redoute en même temps. Un Dieu sans doute pouvait se concevoir comme créateur et corps de la loi. Mais un Dieu ne se conçoit plus ou s'il se conçoit ce n'est que comme un être imaginaire. Il peut servir d'idée régulatrice, mais certainement pas de loi. La raison doit désormais se juger selon la loi qu'elle est en même temps qu'elle doit s'y soumettre. Il y a donc conflit dans la raison et de la raison avec elle-même. Le célèbre Kampfplatz, le champ de bataille forme le lieu naturel d'un affrontement constitutif de la raison et par là constitutif de la condition foncièrement juridique et judiciaire de la raison. Le philosophe n'occupe plus la chaire du maître mais le siège du juge. D'un juge toutefois qui ne met pas en oeuvre le droit établi à l'intérieur d'un Etat : il doit au contraire donner la loi elle-même. Autrement dit, le conflit est aussi bien le lieu d'instauration de la loi et celle-ci ne met pas proprement fin au conflit : elle ne cesse de le résoudre et de le reconduire car aucune loi ne peut s'établir sinon celle du libre conflit de la raison avec elle-même. Jean-Marie Wipf a pratiquement voué sa vie entière - trop tôt interrompue - de philosophe et d'enseignant à mettre en lumière et en scène l'agitation, l'animation et la ferveur de ce conflit qui se déchaîne et se règle sans fin. C'était en quelque façon le sien, c'était sa passion que de délivrer Kant de ses interprétations froides pour lui rendre - on pourrait dire tout simplement la vie, cette force vitale " sans analogon " dont parle la troisième Critique. La force de Jean-Marie, son tempérament bourru, têtu, affectueux et intransigeant était à l'image (à moins qu'elle n'en fût le modèle ?) de cette vitalité puissante, débordante qu'il éprouvait au sein de la raison, dans la poussée - le Trieb - de son exigence pour l'inconditionné. A l'image d'un règlement kantien délimitant la juridiction légitime de l'entendement par rapport à l'illégitimité métaphysique il veut opposer la poursuite infinie au sein de la raison de son conflit intime et insurmontable en tant que condition même du procès que la raison se fait à elle-même. En instruisant ce procès elle s'instruit toujours plus - et pourtant sans fin - de sa propre condition conflictuelle et judiciaire, de sa situation de juge appelé à faire comparaître devant lui des parties qui s'affrontent en lui.

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