mardi 19 avril 2022

Rue Descartes 2022/1 (N° 101) : L’humanité, une espèce (pas) comme les autres ?

 Collège internationale de philosophie - Avril 2022


"Jamais, semble-t-il, la vieille question de « la place de l’homme dans la nature » n’a été aussi actuelle. Mais jamais la réponse n’a semblé plus obscure. C’est qu’une telle question se trouve prise aujourd’hui dans une injonction contradictoire, suivant laquelle l’humanité serait une espèce à la fois égale et supérieure aux autres espèces. D’une part en effet, une injonction anti-anthropocentrique veut que l’humanité renonce au privilège qu’elle s’est octroyée au sein de la nature, au motif qu’elle n’est en réalité qu’une espèce parmi les autres, égale aux autres. Cette injonction, qui veut rompre avec l’anthropocentrisme, est le résultat combiné d’une série de transformations qui ont affecté de nombreux savoirs contemporains : les développements de la biologie de l’évolution depuis Darwin, qui replacent l’espèce humaine au sein d’une histoire naturelle qui l’inclut et la dépasse ; les avancées de la paléoanthropologie quant à la compréhension du processus d’hominisation, qui intègrent les différentes espèces d’hominines ayant existé avant ou en même temps que l’unique espèce humaine actuelle, la seule qui ait survécu, Homo sapiens ; la révolution de l’éthologie comparée, qui a brouillé la limite entre l’animal et l’homme et qui a conduit à une réflexion sur les origines animales de la culture ; la vogue antihumaniste dans la philosophie française d’après-guerre, qui ont promu le thème de la mort de l’homme ; les éthiques environnementales, qui contestent l’anthropocentrisme moral pour lui substituer une éthique tantôt pathocentrique, tantôt biocentrique, tantôt écocentrique ; le tournant ontologique de l’anthropologie, qui a démontré que le dualisme homme-nature est une construction socio-historique propre à l’Occident moderne et qui nous enjoint de le comparer à d’autres ontologies ou à d’autres manières de composer des mondes ; etc. Il semble acquis que ces nombreux savoirs concourent aujourd’hui à faire de l’anthropocentrisme une catégorie définitivement obsolète. Et ce n’est d’ailleurs pas la moindre ironie de l’histoire que de constater que les sociétés anthropocentriques passent désormais pour une forme d’archaïsme, ou du moins de stade de l’histoire voué à être dépassé, tandis que les sociétés longtemps qualifiées d’archaïques semblent devenir en retour l’avenir de nos sociétés une fois qu’elles seront lavées de leur anthropocentrisme (mais peut-être pas de leur évolutionnisme, dont le sens n’a peut-être été qu’inversé.)" Igor Krtolica

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