vendredi 7 juin 2024

Michel Cahen : Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept

 Khartala - Mai 2024


La colonialité fut et est un phénomène mondial (mais pas généralisé) lié à l'expansion du système-monde capitaliste moderne (mercantile et esclavagiste) depuis le XVe siècle, en dehors de (puis en combinaison avec) l'expansion plus tardive du mode de production capitaliste. Elle n'est pas uniforme puisque très liée aux historicités des territoires (il y a ainsi des régimes de colonialité), imposant néanmoins des rapports sociaux de type colonial indépendamment du statut du territoire concerné. La colonialité est un concept fondamental dans les approches postcoloniales et décoloniales et de sa définition découlent celles d'autres concepts liés : post-colonial et postcolonial, décolonial, décolonialité, subalternité, universalisme, pluriversalisme, "sud global"... Il existe une très forte tendance chez nombre d'auteurs décoloniaux à donner le primat au cognitif, à l'épistémique et à l'ontologie. Les colonialités du savoir, de la nature, de l'être, sont désormais plus étudiées et dénoncées que la colonialité du pouvoir dont découle pourtant tous les autres aspects de la colonialité. Ce tournant épistémique donne au décolonial une forte orientation idéaliste : c'est de la "déprise" mentale avec l'"Occident" et la "Modernité" que viendrait l'émancipation des subalternes. Or jamais les mouvements sociaux réels ne séparent ainsi l'ontologie de la vie socio-économique. Ce décolonial, de fait idéaliste, réifie l'"Occident" et la "Modernité" en un orientalisme à rebours, survalorise considérablement l'expérience hispano-américaine sans accorder d'importance à l'expansion portugaise vers l'Asie, tout aussi productrice de système-monde et plus rentable, au départ, que l'Amérique. Ce latinocentrisme s'écarte, chez nombre d'auteurs, de la critique du capitalisme globalisé et pointe l'"Occident", sans jamais le définir précisément, comme l'ennemi. Il dessine un "campisme anti-occidental" qui met souvent ces auteurs en fâcheux voisinage, comme l'ont montré des prises de positions favorables, ou du moins bienveillantes, envers la Russie dans sa guerre de conquête de l'Ukraine. Contre le décolonial idéaliste, Michel Cahen prône un décolonial matérialiste et ne "jette pas le bébé avec l'eau du bain".

Michel Cahen, directeur de recherche émérite du CNRS au centre de recherche " les Afriques dans le monde " de Sciences Po Bordeaux, est historien de la colonisation portugaise et analyste politique des actuels Pays africains de langue officielle portugaise. Il a été chercheur invité à l'université de São Paulo, ce qui, selon ses propos " a été intellectuellement fondamental " pour lui. Il n'abandonne jamais son terrain de recherche sur l'Afrique de colonisation portugaise et la lusophonie plus généralement, mais il l'a utilisé pour penser le monde selon des problématiques telles qu'ethnicité et démocratie, marxisme et nationalisme, lusotropicalisme et lusophonie, créolité et subalternité, post-colonial, postcolonial et décolonial.

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