Philosophie magazine - Avril 2025
« L’Hypnocratie est le premier régime qui agit directement sur la conscience.
Elle ne contrôle pas les corps. Elle ne réprime pas les pensées.
Elle induit plutôt un état de transe permanent.
Un sommeil lucide. Une transe fonctionnelle.
L’éveil a été remplacé par le rêve guidé.
La réalité par la suggestion continue.
L’attention est modulée comme une vague.
Les états émotionnels sont induits et manipulés.
La suggestion se répète inlassablement et la réalité se dissout dans de multiples rêves guidés.
L’esprit critique est doucement endormi et la perception est remodelée, couche par couche.
Pendant ce temps, les écrans ne cessent de briller dans la nuit de la raison.
L’information coule comme une rivière hypnotique tandis que le choc et la torpeur alternent dans un rythme étudié.
L’expérience se fragmente et se multiplie en mille miroirs.
La répétition bat comme un tambour souterrain.
Les sens sont submergés par des stimuli constants.
La dopamine circule dans le système.
L’incrédulité se dissout comme la brume matinale.
Le temps se contorsionne.
La mémoire devient un pâle écho.
L’obéissance coule, invisible.
La réalité s’est brisée en mille réalités.
Il n’y a plus de centre, plus de récit unificateur permettant de comprendre le monde. Nous nous trouvons dans un espace fragmenté où d’innombrables récits se disputent une éphémère supériorité et où chacun se proclame vérité ultime. Ces récits ne dialoguent pas : ils se heurtent. Ils se chevauchent et se reflètent sans fin entre eux, créant une vertigineuse galerie des glaces où réalité et simulation deviennent synonymes.
Mais le pouvoir a évolué bien au-delà de la force physique et de la persuasion logique. Il est devenu gazeux, invisible, capable d’infiltrer tous les aspects de notre vie. Chaque image, chaque mot, chaque fragment de données n’est plus neutre ; c’est une arme subtile conçue pour capturer, manipuler et transformer la conscience. Nous vivons dans un état d’hypnose permanente, où la conscience est endormie mais jamais tout à fait éteinte.
L’ère de l’Hypnocratie bat son plein.
Dans ce scénario évoluent des figures emblématiques, créateurs et symboles de cette époque du monde : Donald Trump et Elon Musk. Ce ne sont pas simplement des individus puissants, ce sont les prêtres de ce nouveau paradigme, des forces opposées mais complémentaires dans la bataille pour la réalité. D’un côté, Trump épuise le langage : ses mots, répétés à l’infini, deviennent des signifiants vides, dépourvus de sens mais chargés d’un pouvoir hypnotique. De l’autre, Musk inonde notre imagination de promesses utopiques destinées à ne jamais se matérialiser, entraînant les esprits dans une perpétuelle transe d’anticipation obsessionnelle. Ensemble, ils modulent les désirs, réécrivent les attentes et colonisent l’inconscient.
Tous deux ont perfectionné l’art de créer des crises pour ensuite se présenter comme la solution. Trump évoque des invasions imaginaires pour se présenter comme un protecteur. Musk prédit des apocalypses causées par l’intelligence artificielle (IA) pour ensuite se présenter comme le gardien de l’humanité. C’est la technique hypnotique de la création et de la résolution de problèmes imaginaires.
Leur emprise sur la conscience collective est si profonde que les contradictions les plus évidentes non seulement n’entament pas leur pouvoir, mais le renforcent. Trump peut être simultanément la victime d’un système corrompu et l’homme le plus puissant du monde. Musk peut critiquer le transhumanisme tout en implantant des puces dans les cerveaux, accuser les milliardaires tout en accumulant une fortune astronomique.
L’élément le plus troublant repose dans leur capacité à transformer toute critique en confirmation, tout démasquage en preuve d’authenticité. C’est le signe d’une hypnose parfaite : le sujet hypnotisé interprète chaque tentative de réveil comme une raison de s’immerger plus profondément dans la transe.
Leur influence s’étend bien au-delà des adeptes directs. Même les critiques restent piégés dans le champ hypnotique, contraint de réagir, de répondre, d’exister par rapport à cette réalité alternative. L’opposition elle-même devient une partie de la transe.
Le véritable danger de l’Hypnocratie se révèle précisément ici : elle n’a pas besoin de convaincre tout le monde ; il lui suffit de maintenir une certaine masse critique en état de transe pour modifier tout le champ de la réalité sociale. Trump et Musk ont perfectionné cet art pour devenir les plus grands hypnotiseurs de notre temps.
Après tout, le capitalisme numérique n’est pas une simple évolution du capitalisme traditionnel. Les algorithmes ne sont pas seulement des outils de calcul et de prédiction : ce sont des technologies d’hypnose de masse. Et l’économie de l’attention n’est pas seulement un business model : c’est un système d’induction de transe collective.
L’enchevêtrement est totalisant et opère à de multiples niveaux. Les plateformes ne vendent pas de la publicité : elles vendent des états de transe. Leur produit n’est pas de la donnée : c’est une suggestion profonde. Elles ne profilent pas les utilisateurs : elles modulent les états mentaux. Elles n’épient pas les comportements : elles induisent des rêves.
Les algorithmes de recommandation sont de véritables techniques hypnotiques automatisées. Chaque scroll est une induction plus profonde. Chaque notification est un déclencheur hypnotique. Chaque feed est une séance d’hypnose personnalisée. La personnalisation algorithmique ne sert pas à nous montrer ce qui nous intéresse : elle sert à nous maintenir dans un état de transe optimal pour la consommation et le contrôle.
Le capital n’accumule plus seulement de la plus-value économique : il superpose des états de transe. Les cryptomonnaies ne sont pas seulement de la spéculation : ce sont des formes de transe financière collective. Les NFT ne sont pas seulement des actifs numériques : ce sont des fétiches hypnotiques. Le métavers n’est pas une nouvelle frontière technologique : c’est un environnement de suggestion intégrale.
L’économie des plateformes est donc une économie de transe. Poursuivons les révélations : Uber ne vend pas des courses, il vend le rêve de l’entrepreneuriat indépendant. Airbnb ne loue pas de maisons, il vend des fantasmes de vie alternative. Amazon ne livre pas de produits, il distribue des microépanouissements dopaminergiques. L’intelligence artificielle n’émule pas l’intelligence humaine, elle perfectionne les techniques d’induction hypnotique. La gig economy n’est pas seulement une précarisation, c’est l’induction d’une transe de travail permanente où l’autoexploitation est vécue comme une liberté. Enfin, le smart working n’est pas seulement du travail à distance : c’est la transformation de toute vie en travail.
La société algorithmique est une société hypnotique où chaque aspect de l’existence est médié par des technologies de suggestion. Le capital numérique a compris que la véritable valeur ne réside pas dans le contrôle des moyens de production physiques, mais dans le contrôle des états de conscience. Il n’est pas nécessaire de posséder des usines si l’on peut posséder des esprits. Il n’est pas nécessaire de contrôler le travail physique si l’on peut induire un état de transe productive permanent.
L’Hypnocratie est donc la forme parfaite du capitalisme à l’ère numérique : un système où les pouvoirs économique, politique et technologique convergent dans la capacité d’induire, de maintenir et de moduler des états de transe à l’échelle mondiale.
La résistance à cet enchevêtrement ne peut donc se limiter à la critique du capital ou de la technique. Elle doit comprendre la nature hypnotique du système et développer des pratiques de présence qui permettent de résister à la suggestion continue. Mais plus qu’un « éveil » complet (est-il possible ? est-il souhaitable ?), nous devons développer une forme de lucidité dans la transe, de folie contrôlée, d’alphabétisation de la réalité ; une capacité à naviguer consciemment dans des états altérés tout en maintenant un noyau de présence critique.
Les plateformes numériques sont les endroits les plus hostiles, car elles sont les nouveaux laboratoires du pouvoir. Elles ne se contentent pas de se faire l’intermédiaire de la réalité : elles la réécrivent. Chaque image publiée ne reflète pas le monde : elle le crée. Chaque algorithme n’enregistre pas les comportements : il les anticipe, les dirige.
Mais l’Hypnocratie n’est pas un système fermé. C’est un champ de force en expansion continue, capable d’assimiler toute résistance. L’opposition n’est pas seulement futile, elle est une nourriture qui fait le bonheur de l’adversaire. Tout acte de rébellion est absorbé : la rébellion est l’avant-poste du système, l’instrument par lequel il étend sa portée. La dissidence devient marchandise, le refus devient consentement. On ne peut pas combattre l’Hypnocratie en s’opposant à sa logique.
Aucun éveil n’est possible. L’alternative n’est pas de chercher une échappatoire, mais d’apprendre à déchiffrer les codes qui régissent l’illusion. Il faut s’éduquer à habiter le seuil, cet espace intermédiaire où la présence peut se maintenir dans l’altération. Car la réalité n’a pas vraiment disparu. Elle est devenue un reflet. L’illusion n’a jamais été aussi réelle, et l’idée de réalité n’a jamais été aussi illusoire. » (Introduction)