Institut Catholique de Paris - Janvier 2019
" Klaus Hemmerle (1929-1994), évêque d’Aix-la-Chapelle en Allemagne, figure mieux connue pour sa participation active au mouvement ecclésial des Focolari, est peut-être aussi le plus méconnu des grands théologiens du xxe siècle, dont la réflexion n’avait d’ailleurs pas manqué d’être, comme par anticipation, une source d’inspiration pour la fondatrice du mouvement, Chiara Lubich (1920-2008). À l’occasion de la publication de la traduction française des Thèses pour une ontologie trinitaire (éditions Ad Solem, 2014) de K. Hemmerle, une journée d’étude fut organisée le 7 avril 2015 à l’Institut Catholique de Paris autour de ses recherches fondamentales. Le dossier de ce numéro 148 de la revue Transversalités propose aux lecteurs un certain nombre des contributions de cette journée, ce dont il faut se réjouir à au moins deux titres.
Tout d’abord, parce qu’il conserve la trace féconde du travail interdisciplinaire qui a été mené par le pôle « Philosophie et Théologie » à l’initiative de ce projet, et qui se poursuit aujourd’hui dans le cadre du séminaire de recherche de la Chaire Dominique Dubarle dont le titulaire, Vincent Holzer, est également coordonnateur du présent dossier. Ensuite, parce qu’il met en valeur un penseur, Klaus Hemmerle, qui s’est toujours placé à la croisée de la théologie et de la philosophie, menant un débat à double front, et dont le caractère programmatique des thèses qu’il élabora en vue d’une nouvelle ontologie centrée autour de l’événement trinitaire appelle, suscite, stimule, en un mot favorise, par le cadre qu’elle leur fournit, une collaboration concrète et féconde, par-delà le vœu pieux qu’il y eut souvent de faire dialoguer deux disciplines dont les relations complexes et parfois rêches participent de leur histoire tumultueuse.
C’est à leur complémentarité que Jérôme de Gramont nous introduit par sa contribution. Ni servante de l’une, ni maîtresse de l’autre, philosophie et théologie procèdent de deux mouvements de sens contraire mais convergent au sein d’un même programme, que l’ontologie trinitaire de Hemmerle peut servir à délimiter. La première s’élève depuis le nom commun, voire le plus commun (l’étant), tandis que la seconde descend du nom propre, voire le propre par excellence (Dieu), ce proprium que la révélation trinitaire empêchera toujours de (nous) rendre (trop) commun. Comme le suggère ensuite Michel Dupuis, c’est à un nouvel échange entre ontologie et théologie qu’invite un tel programme, contre la séparation trop franche qu’avait instituée entre elles Heidegger, et même Levinas à sa façon, dans la mesure où l’ontologie substantielle n’est pas toute l’ontologie, et qu’il y a place pour une « autre ontologie » qui intègre l’altérité et l’agapè comme don de soi. En guise d’esquisse, l’auteur s’oriente alors vers la notion anthropologique de nostrité (Wirheit) telle qu’elle fut pensée par L. Binswanger comme genre d’être originaire de notre propre existence. Pour autant, cette pénétration des deux champs disciplinaires ne signifie pas leur recouvrement pur et simple, loin de là, et Vincent Holzer s’attache à faire l’état des lieux sur les débats qui se sont agités autour d’une possible ontologie théologique et sur l’usage qu’on est notamment en droit de faire des concepts issus de l’ontologie heideggérienne. Dans le conflit des ontologies qui a opposé Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar, la pensée de Hemmerle s’inscrit incontestablement dans le sillage du second. Parce que l’unité paradoxale du Christ-Dieu réactive le modèle analogique, l’ontologia specialis (qui traite des noms propres) demeure irréductible à l’ontologia generalis (qui traite des noms communs). Parmi les nombreuses tentatives modernes d’ontologie trinitaire, celle de Gisbert Greshake (né en 1933) gagne à être comparée à celle de Klaus Hemmerle. Aussi a-t-il été fait le choix d’intégrer un article de Riccardo Ferri, traduit de l’italien par les soins de Chiara Pesaresi, consacré aux implications d’une ontologie de la relation dans sa pensée. Le dossier se termine par un article, inédit en français, de Klaus Hemmerle que les contributions précédentes annonçaient en un sens en préparant le lecteur à le recevoir dans sa singularité. Il affronte le cœur de l’énigme, en s’attachant à saisir l’unité relationnelle du Christ, en laquelle la pluralité n’est jamais écrasée à son profit, pas plus qu’elle ne s’épanouit à son détriment. " (Camille Riquier)