Editions de Minuit - Juin 2023
Ce numéro spécial de Philosophie comporte un dossier consacré à la réédition et au commentaire du seul véritable écrit philosophique de Michel Tournier, « L’Impersonnalisme », publié en 1946 dans la revue Espace et vite devenu inaccessible.
Si son œuvre de fiction est internationalement reconnue et a fait l’objet de nombreux travaux, on ne connaît guère la passion de Tournier pour la métaphysique, ni le contenu de sa philosophie, qui est pourtant la « base cachée » de son œuvre littéraire, notamment de Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967). On ignore aussi que Tournier fit découvrir la philosophie au jeune Deleuze, qui avouera lui être redevable de « beaucoup en philosophie ». En republiant « L’Impersonnalisme », il s’agit de faire revivre une entreprise philosophique singulière qui est aussi le manifeste d’un groupe de jeunes intellectuels, admirateurs de Sartre mais profondément déçus par la célèbre conférence d’octobre 1945, « L’existentialisme est un humanisme ».
Car c’est leur réponse spéculative que met en système « L’Impersonnalisme » : Michel Tournier y élabore une philosophie tournée vers le monde objectif, impersonnel et inhumain, faisant jouer Sartre contre lui-même et poussant la phénoménologie vers son dehors. Les thèses en sont particulièrement originales : Tournier identifie la conscience et l’objet, et fonde un « idéalisme objectif » ; il ressaisit autrui en deçà de toute relation intersubjective, le définissant comme « expression d’un monde possible » ; mobilisant un cartésianisme à la fois étrange et familier, il décrit l’émergence du cogito dans un monde qui ne le présuppose pas ; il esquisse enfin le processus par lequel la connaissance objective n’existe et ne progresse que par la disgrâce de l’erreur.
Les articles qui accompagnent cette réédition de « L’Impersonnalisme » ont plusieurs fins : analyser un essai qui, malgré son format réduit, forme un authentique « système du monde » ; éclairer le contexte historique, idéologique et doctrinal de l’après-guerre où il prend forme ; étudier la relation complexe qui lie « L’Impersonnalisme » à Vendredi ou les Limbes du Pacifique – les méditations de Robinson étant, pour une large part, une résurgence de l’article publié vingt ans plus tôt –, mais aussi à l’interprétation deleuzienne du roman.
Devenu à partir de 1967 un « contrebandier de la philosophie », Michel Tournier sera toujours resté fidèle à une certaine idée de l’effort théorique, formée pendant sa jeunesse : « La philosophie, c’est Spinoza, Kant et Hegel. La philosophie est une construction impersonnelle. »
En marge de ce dossier consacré à M. Tournier, Guillaume Fagniez propose dans « Altérité et mondanéité chez Karl Löwith » une lecture de la thèse d’habilitation de Löwith, L’individu dans le rôle d’autrui (1928), qui défend le caractère primordial du monde commun et de la relation à autrui dans la constitution du soi. Il éclaire les vives tensions qui naissent de cette double thèse (comment articuler altérité pure et monde social ?) en même temps qu’il en dégage les enjeux herméneutiques et éthiques.
Olivier Dubouclez, Igor Krtolica et D. P.