Suprématie et malédiction (Journal 1973) est la première traduction en langue française d’un livre d’Andrea Emo (1901-1983). L’ouvrage original est paru en 1998 en italien sous le titre : Supremazia e maledizione. Diario filosofico 1973, a cura di Massimo Donà e Romano Gasparotti, Milan, Raffaello Cortina Editore. Andrea Emo n’a jamais publié ni formé le projet d’aucun livre. Son œuvre entière est constituée de près de 38 000 pages de cahiers rédigés de 1918 à sa mort. Ces cahiers, une série de notes quasiment ininterrompue pendant plus de soixante ans, sont des textes touffus où la recherche de la vérité se donne à voir dans son état le plus brut. Carnets de recherche, ils prennent tantôt la forme d’aphorismes, tantôt celle de textes développés sur plusieurs pages. Massimo Donà et Romano Gasparotti, chargés par les héritiers d’Emo de la publication des cahiers, en ont d’abord tiré des recueils d’aphorismes et de textes choisis. Suprématie et malédiction a cependant été conçu dans un autre dessein, puisqu’il constitue la première publication intégrale d’une section autonome des manuscrits de l’auteur, à savoir ses notes rédigées du 27 octobre 1973 au 1er janvier 1974, correspondant aux cahiers 359 et 360. Le choix de ce texte n’est pas fortuit : l’année 1973 est une période significative de la philosophie d’Emo, celle de sa maturité. Les éléments structurants de sa philosophie s’y trouvent définis dans tout l’aboutissement de la pensée et toute la virtuosité du style. Parmi les thèmes qu’aborde le livre, on notera : Dieu, le monde, l’être et le néant, l’apparence et la réalité, le temps et la mémoire ; et, à côté de ces préoccupations métaphysiques essentielles, le rapport entre l’Orient et l’Occident, l’héritage des Grecs, l’histoire du christianisme, de la Réforme et de la Contre-Réforme, le destin de l’Europe moderne, la crise de l’idéologie et les formes de l’art. Malgré la cohérence de sa pensée et de son style, Suprématie et malédiction reste avant tout un extrait de journal ― le fruit de trois mois d’une activité intellectuelle particulièrement féconde (trois mois dans plus de soixante ans d’une vie dédiée à la recherche philosophique).
L’ouvrage n’est donc pas structuré comme un traité, et l’on s’efforcerait en vain de lui donner un plan ou même une structure. Son rythme est celui d’une recherche journalière librement conduite au gré de son auteur. Si Emo a choisi la forme littéraire du journal, c’est pour des raisons absolument essentielles à sa philosophie que le livre illustre exemplairement. D’abord, la réalité ne relève jamais selon Emo d’un fait brut extérieur à l’homme, car elle se déploie par et pour la conscience. Les hommes n’ont pas d’autre réalité que celle que leur conscience fait surgir ― en la niant. Ce pouvoir extraordinaire de négation absolue est la conscience elle-même, et Emo en décrit les manifestations infinies. Le journal philosophique doit donc être une recherche quotidiennement attentive à la conscience comme pouvoir de négation absolue. Or, la deuxième vertu de la forme journal relève, paradoxalement, d’un mouvement opposé. Si, d’un côté, la conscience nie le monde, de l’autre l’expérience qu’elle fait du monde est celle de son infinie diversité. Le journal permet à l’auteur de décrire librement les multiples phénomènes du monde. De ces deux points de vue (le principe de la négation et la diversité du monde), Suprématie et malédiction manifeste la maturité de la recherche d’Emo. Contrairement aux cahiers des premières décennies d’écriture, qui donnent à voir une pensée en pleine formation, une recherche jeune qui élabore lentement ses concepts et son lexique, le journal de 1973 poursuit l’enquête en s’appuyant sur un édifice conceptuel maîtrisé. Est-ce à dire que la recherche n’est devenue que la vaine répétition d’un exercice devenu habitude, et qui n’aurait plus rien de nouveau à dire ? Ce serait se méprendre sur le projet d’Emo. Sa recherche n’atteint ses véritables dimensions que dans la maturité : la lucidité devant l’œuvre du néant n’est pas le dernier mot de l’œuvre, mais son moteur. Suprématie et malédiction doit se lire comme son mouvement enfin déployé dans toute ses potentialités.
Le titre du livre, choisi par ses compilateurs, est tiré d’une de ses phrases qui en capte l’esprit : « La tentative de connaître le sujet, de connaître la connaissance, l’individualité, la divinité, est toujours punie par la foudre céleste, les revendications ou les enfers ― tentative de connaître qui se perpétue comme gloire et comme faute, comme suprématie et malédiction. » Emo voit dans la vie de tout homme un déchirement entre la suprématie et la malédiction, qui de désignent pas deux réalités distinctes mais une seule, à savoir la connaissance. L’être humain s’élève à la gloire de connaître l’être, le monde et Dieu ; mais il se condamne aussi par-là, puisque dans cette connaissance il découvre son propre néant. Toutefois, outre la condition humaine, la suprématie et la malédiction renvoient à la condition du penseur qu’est Emo. La vocation de penser est tragique : là où les hommes ordinaires détournent la vue du néant qu’ils sont, le penseur s’abîme dans cette vision. Il se prive de la consolation de l’oubli. Ce caractère tragique de la connaissance philosophique est sensible à la lecture de Suprématie et malédiction. L’insistance obsessive de son auteur sur le néant présent dans toute réalité est porteuse d’un pathos dont le lecteur cherche à comprendre la nécessité. Celle-ci se donne sous la forme d’une argumentation philosophique originale et parfois déconcertante. La raison est que le livre n’a pas été pensé pour un lecteur. Il s’agit d’un journal philosophique que son auteur n’a tenu pour personne d’autre que lui. Le journal n’est pas seulement la forme prise par un texte pensé pour la diffusion auprès d’un public, il est l’expression d’une œuvre réalisée dans le soliloque et l’isolement.
En dépit de l’indéniable difficulté que le lecteur peut éprouver au premier abord de ce livre, sa lecture produit surtout l’effet d’un émerveillement et d’un étonnement devant un objet authentiquement singulier. L’œuvre d’Emo est sans pareille, et il n’est pas d’autre façon de l’éprouver que d’en lire de longs extraits in extenso. Si, parmi les dix ouvrages qui constituent la bibliographie actuelle d’Emo, leurs compilateurs ont privilégié la forme de l’aphorisme, c’est dans le souci de rendre plus accessible une philosophie hétéroclite. Mais ce choix sacrifie la teneur et le rythme de la pensée, sensibles avant tout dans la continuité de l’écriture. Les éditions Conférence ont donc jugé plus judicieux de présenter Emo au public français à l’aide d’un ouvrage qui soit exemplaire à tous ces titres : la construction du raisonnement, le style de l’écriture, la diversité des thématiques et des enjeux. Suprématie et malédiction montre la philosophie d’Emo dans ce qu’elle a de plus singulier, celle d’un auteur aussi inclassable qu’un Nietzsche.
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