Le philosophe italien Pierandrea Amato s’interroge sur le sens des tristement célèbres images de la prison d’Abou Ghraib, dix ans après que leur diffusion a mis en émoi l’opinion publique mondiale, et qu’elle a entraîné la condamnation des soldats responsables à dix ans de réclusion pour actes de torture.
« Je le dis sans détour : mon intention n’est pas de m’intéresser à ce genre de problème [juridique], en relation avec les événéments d’Abou Ghraib. Non pas que ce genre de sujet ne soit d’aucune importance sur la “scène du crime”. Ces perspectives ont été amplement exploitées et je ne crois pas nécessaire d’y insister à mon tour et de raisonner à nouveau sur la valeur de ces photos, à partir de considérations qui ne concernent pas le pur donné visible auquel nous sommes confrontés. Il est plus difficile, mais aussi plus important, dix ans après, de chercher à identifier ce qui survit dans cette effroyable série d’images, qu’on était alors incapables de voir, et qui n’a pas été purement et simplement enfoui dans le passé. En fait, je dirais que c’est aujourd’hui que les clichés d’Abou Ghraib ont atteint le stade de leur pleine connaissabilité, car pour reprendre une idée de Walter Benjamin, c’est maintenant qu’ils nous donnent la possibilité de reconnaître en eux ce qu’ils sont réellement : un document de notre brutalité ordinaire et banale (esthétique), comme indice fondamental de la guerre contemporaine menée au nom des valeurs démocratiques. »
La puissance « époquale » des clichés d’Abou Ghraib réside selon Amato dans le sourires des geôliers, dans leurs « poses » convenues, comparables à ceux de touristes venus contempler la tour de Pise (par exemple). La pose est en effet identique (pouce levé, composition en apparence spontanée de type « selfie »), qu’elle se produise devant une œuvre d’art ou devant la manifestation de la plus grande barbarie – relevant de ce que l’auteur nomme, pour résumer, « le culte spectaculaire d’une condition générale de la culture occidentale : la quotidienneté monstrueuse ».
Des clichés sont reproduits dans le livre, accompagnés de dessins de l’artiste américaine Susan Crile. Ces dessins reproduisent à l’identique les clichés originels, tout en masquant la silhouette du geôlier. Il ne subsiste souvent qu’une main, qui pourrait être la nôtre : car « les soldats, au fond, ont fait ce qu’ils ont fait pour nous ». Amato conclut en affirmant qu’Abou Ghraib est également le nom de l’unique figure de l’altérité que la culture occidentale parvient à tolérer : celle de l’Autre soumis.
Pierandrea Amato enseigne la philosophie à l’université de Messine, en Italie. Il a étudié à Naples, Amiens, Berlin, Heidelberg. Sa recherche vise essentiellement à établir un lien entre le nihilisme et la politique dans la philosophie contemporaine. Dans cette perspective, il a consacré plusieurs ouvrages au concept de bio-politique. Plus récemment, cette piste de recherche s’est articulée autour d’une enquête ontologique sur la notion de pouvoir destituant, conçue comme une figure politique placée au-delà de la politique classique, et autour d’une investigation esthétique, philosophique, généalogique du concept de « catastrophe », conçu comme paradigme de notre quotidien.
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