Jacques Bouveresse
Suivi de deux fragments inédits de Ludwig Wittgenstein présentés par Ilse Somavilla ; textes traduits par Françoise Stonborough
Février 2011 – Agone – 19 €
« Dans le domaine des émotions, déclarait Bertrand Russell, je ne nie pas la valeur des expériences qui ont donné naissance à la religion. Mais pour parvenir à la vérité je ne peux admettre aucune autre méthode que celle de la science. » Aux yeux de Wittgenstein, au contraire, l’idéal religieux était la lumière la plus pure par laquelle nous puissions aspirer à être éclairés, et les hommes qui vivent dans la culture de la rationalité conquérante et du progrès indéfini ont besoin d’apprendre que ceux-ci colorent les objets de leur monde d’une couleur déterminée, qui ne constitue qu’un assombrissement.
Professeur au Collège de France, Jacques Bouveresse est l’un des principaux commentateurs français de Wittgenstein ; il poursuit la réflexion sur les relations entre raison et croyance religieuse qu’il a engagée dans Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi (Agone, 2007) et se confronte ici aux idées de deux penseurs majeurs du xxe siècle, Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein, pour qui le rejet de toute religion instituée et des diverses formes d’irrationalisme n’est pas incompatible avec une compréhension de l’expérience religieuse.
Ilse Somavilla, philosophe au Brenner-Archiv (Innsbruck, Autriche), a également édité la correspondance entre Ludwig Wittgenstein et Paul Engelmann, Lettres, rencontres, souvenirs (L’Éclat, 2010).
Si on compare l’idéal spirituel (l’idéal religieux) pur avec la lumière blanche, alors on peut comparer les idéaux des différentes cultures avec les lumières colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorés. Imagine-toi un homme qui depuis sa naissance vit toujours dans un espace où la lumière ne pénètre qu’à travers des vitres rouges. Celui-ci ne pourra peut-être pas s’imaginer qu’il y ait une autre lumière que la sienne (la rouge) ; il considérera la qualité rouge comme essentielle à la lumière ; et même, en un certain sens, il ne remarquera pas du tout la rougeur de la lumière qui l’environne. L’homme dans la cloche de verre rouge est l’humanité dans une culture particulière, par exemple dans la culture occidentale, qui a atteint au xviiie siècle un de ses sommets – son dernier, je crois. La lumière est l’idéal, et la lumière obscurcie l’idéal culturel. Celui-ci est considéré comme l’idéal tant que l’humanité n’est pas encore parvenue à la limite de cette culture. Mais tôt ou tard elle arrivera à cette limite, car toute culture n’est qu’une partie limitée de l’espace.
L. Wittgenstein, « L’homme dans la cloche de verre rouge »
Dans la parabole de Wittgenstein, l’idéal spirituel, considéré dans toute sa pureté, est identifié justement à l’idéal religieux et celui-ci à la lumière la plus pure par laquelle nous puissions aspirer à être éclairés. Cela permet peut-être de se faire une idée plus précise de la nature du désaccord radical qu’il y a entre lui et Russell sur la question de la religion. Russell, aux yeux de Wittgenstein, fait partie des hommes qui ne reconnaissent qu’une seule source de lumière possible, à savoir celle de leur propre culture, une culture qui s’est efforcée de conférer à la raison et à la science une sorte de monopole et qui a tendance à perdre de vue le fait qu’elle est limitée, à la fois dans le temps (il est possible qu’elle soit déjà proche de sa fin) et dans l’espace (son espace n’est justement pas l’espace ni sa lumière la lumière). Les hommes qui vivent dans des sociétés comme les nôtres, sous la cloche de verre de la rationalité conquérante et du progrès indéfini, ont encore besoin d’apprendre que ceux-ci colorent les objets de leur monde d’une couleur déterminée qui n’est pas la seule qui puisse exister et qui ne constitue qu’un assombrissement possible parmi d’autres de la vraie lumière.
Il n’en est pas moins vrai que, si Wittgenstein qualifie de « merveilleux » le symbolisme de la religion chrétienne, il ne manifeste, en revanche, aucune tendance à défendre cette religion-là ou une autre quelconque comme constituant une voie d’accès à des vérités de l’espèce qu’on appelle « transcendante ». Comme le dit Joachim Schulte : « Nulle part Wittgenstein ne parle de la religion en termes de doctrine révélée ni de connaissance d’une réalité transcendante. Dans une conversation avec Bouwsma, Wittgenstein dit : « Si vous avez une lumière, je vous dirai : suivez-là. Il est possible qu’elle soit bonne. » Et c’est bien de cette façon qu’il considère le genre de lumière que certains réussissent à trouver dans la religion. Mais il s’agit, de toute évidence, beaucoup plus, pour lui, du genre de lumière qui nous indique une direction à suivre dans la vie que d’une lumière capable de nous révéler un univers de réalités supraterrestres et de vérités qui leur correspondent, qu’elle est à la seule à pouvoir éclairer.
J. Bouveresse, « La chaleur de la foi et la lumière de la raison »