Philo & Cie n°5, mai - août 2013
Éditorial de Giovanni Calabrese, Logiques de l'excès (extrait)
Pas un jour ne se passe sans qu’on entende parler de quelque excès. De boisson, de nourriture, de drogues, de force, de vitesse, de pouvoir, de richesse, de déchets. On ne dira pas excès de pauvreté parce qu’il y a dans l’idée d’excès quelque chose de volontaire et de conquérant. Pour la même raison, on pourrait penser qu’on a tort de parler d’excès de bêtise, en ce que celle-ci ne serait ni l’un ni l’autre. Mais on se tromperait : la bêtise comporte un mouvement d’accord, de consentement, et même une forte dose d’ambition : dans Le dîner de cons, par exemple, on voit très bien que la bêtise du personnage réside dans le fait même de vouloir prendre les devants avec un enthousiasme enflammé qu’il espère contagieux. Naturellement, cela ne réussit pas, ce qui ne décourage pas notre héros. Notre époque non plus, qui, malgré les ratés, se précipite à corps perdu vers le futur et qui, dans ce sens, connaît les excès peut-être mieux que n’importe quelle autre. Dans les termes de Jean-Jacques Pelletier, nous sommes dans une époque « de l’extrême » aux innombrables « pratiques ordinaires de l’excès ». À son avis, on peut même la dater d’une cinquantaine d’années, ce qui lui donne l’âge de la postmodernité, ou de l’hypermodernité, de la société technoscientifique, celle de l’individualisme effréné et paradoxalement des masses consensuelles, de la fin des grands récits, de la perte des repères, autrement dit de la mesure.
Mais tout cela a une préhistoire et une histoire sans doute plus longues et plus complexes, que plusieurs des contributeurs à ce numéro évoquent dans leur texte : mouvement civilisationnel de la rationalisation, logique de la science, affranchissement de l’individu et de ses sentiments… C’est le monde moderne dans son ensemble qui est en quelque sorte placé sous le signe de l’excès, en ce qu’il est tout entier orienté vers l’avenir — progrès ou perfectibilité — pour la réalisation duquel nous devons à chaque pas dépasser les limites. Ce faisant, la notion perd la fonction normative qu’elle avait dans l’Antiquité. On se souviendra que, dans la pensée grecque, l’hybris était la pire faute que pouvait commettre l’homme en proie à la passion, à l’orgueil, la cause de la nemesis qui le frappait. Les dieux punissaient ceux qui dépassaient les limites assignées par la nature et rétablissaient ainsi l’ordre du monde.
Dans une culture du progrès, l’excès acquiert un autre rôle, celui de stratégie motrice d’avancement. Il entre alors en rapport dialectique avec l’ordre lui-même, à qui il permet d’avancer. Sans excès, sans démesure, le monde social resterait immobile, stagnant. De même pour l’individu. Du point de vue théorique, nos sociétés retrouvent ainsi ce que l’anthropologie a compris des anciens groupes humains : c’est en passant par l’excès (initiatique, festif) que les nouvelles générations étaient intégrées à l’ordre collectif. C’est par l’excès peut-être que nous sommes en même temps dans l’ordre et dans l’aventure, comme disait Apollinaire.
Voilà ce que les textes réunis dans ce numéro peuvent donner à penser. J’espère que le lecteur poursuivra lui aussi la réflexion. Si, comme tout concept transversal, l’excès, l’hybris, la démesure demeure pluriel et fuyant, il n’en est pas moins éminemment fécond.