Le Croquant - Avril 2022
Une nouvelle technique de management se développe aujourd’hui considérablement et en toute discrétion, parallèlement au redoutable essor mondial des techniques de « flux tendu » qui accélèrent nos vies jusqu’à l’étourdissement. Cette technique qui s’installe à bas bruit a pour principe d’exploiter à des fins de productivité notre empathie au travail, notre « sens du collectif », notre situation d’interdépendance croissante vis-à-vis des usagers, des clients, des collègues et finalement d’autrui en général. Nos lieux de travail sont ainsi aménagés de manière à ce que nous ayons constamment connaissance d’une souffrance endurée par autrui, alors même que nous manquons pourtant de moyens pour y faire face ; nous sommes dès lors insidieusement amenés à redoubler d’effortpour faire nôtre la pénibilité endurée par l’autre ; ce travail supplémentaire est capté par les lieux de travail, il est généreux, il est abondant (jusqu’à l’épuisement professionnel), et surtout il est gratuit. L’ouvrage de Simon Lemoine dévoile cette technique de management sans scrupule et largement développée afin de participer à la lutte contre la souffrance au travail, qui n’a rien d’une fatalité.
Parallèlement à cette étude consacrée au dévouement, l’auteur a également proposé une critique nouvelle de notre représentation commune du sujet et de la personnalité de l’individu. Nos caractères et notre qualité de sujet (responsable, souverain, autonome) ne sont pas fixes, constants et indépendants de leurs terrains d’exercice (c’est-à-dire intrinsèques à notre être) ; par exemple, un individu qui s’avère courageux et lucide lorsqu’il lui faut sauver des vies dans son métier pourrait à l’inverse se montrer couard et hagard s’il lui fallait avouer une vérité pénible à reconnaître. Cette critique renouvelée d’une essence du sujet et de la personnalité fait apparaître que le dévouement n’est pas un don de soi, et qu’il est plutôt une véritable prise de soi, un accaparement de notre être par les lieux de travail. Ceux-ci colonisent nos existences, c’est-à-dire implantent dans les individus un être spécifiquement façonné en vue d’une productivité maximale. Cet être aliéné encombre l’individu, ne laissant usuellement qu’une portion congrue à une part de soi qui serait effectivement libre, c’est-à-dire en mesure d’avoir du temps, de l’énergie, de la lucidité, des désirs, des savoir-faire, des aspirations, des préoccupations, des expériences, des savoirs qui lui soient tout à fait propres.
Simon Lemoine est philosophe, enseignant et chercheur au laboratoire Métaphysique allemande et philosophie pratique de l'université de Poitiers.
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