Extrait
L'Impossible crime
«Ne pas arriver à...» : le cas particulier de Él dans l'oeuvre de Buñuel
Alain Bergala, essayiste de cinéma, réalisateur, enseignant à la femis, commissaire d'expositions.
« Ne pas arriver à...» est une des plus grandes constantes dans les films de Buñuel : à faire l'amour (Un chien andalou, L'âge d'or, Él, Viridiana, Cet obscur objet du désir), à dîner (Le charme discret de la bourgeoisie), à commettre un meurtre (Archibald de la Cruz), à sortir d'une pièce (L'ange exterminateur), etc. Souvent - presque toujours - c'est le personnage lui-même qui crée les obstacles empêchant la réalisation de son désir. Buñuel expliquait volontiers que, pour lui (dont une tradition critique postsurréaliste a voulu faire de façon absurde le chantre de la pulsion débridée et sans entraves), maintenir le désir était plus important que de l'exténuer dans le passage à l'acte.
Un film fait exception à cette règle, celui dont il a conscience, au moment où il le réalise, que ce sera son dernier : Cet obscur objet du désir, où le mot «désir» figure dans le titre même comme une épitaphe de son oeuvre. Il y revient une dernière fois sur le sujet qui l'aura hanté toute sa vie : la puissance du désir et son empêchement ou son empêtrement dans une sorte de ralenti poisseux au moment d'atteindre son objet, comme dans Le chien andalou. Buñuel est sans aucun doute le cinéaste qui a le mieux filmé la fulgurance du surgissement du désir, dont il a fait un élément essentiel de sa poétique cinématographique. Le mode irruptif et inscénarisable de ce surgissement l'exonère de l'exigence de continuité et de causalité de la logique narrative, l'autorisant à des apparitions fulgurantes d'images déconnectées, d'une puissance poétique sans équivalent.
Mais pour la première fois dans ce dernier film - en apparence tout au moins -, l'empêchement d'accomplir l'acte sexuel n'est pas le fait psychique de l'homme lui-même : c'est la femme qui se refuse objectivement à cet homme, tout en lui laissant croire à chaque fois qu'elle va céder enfin à sa demande sexuelle, le rendant littéralement fou de désir. Mais Buñuel laisse planer un doute : et si ce que nous voyons dans le film n'était qu'une réinterprétation a posteriori, par l'homme qui raconte, de ce qui s'est réellement passé entre lui et cette femme ? Él, film mexicain du cinéaste (il est arrivé au Mexique en 1946, six ans plus tôt), est le seul de son oeuvre à présenter cette particularité que le désir de l'homme y est entravé par l'image de la Vierge dont il est tombé amoureux «au premier regard», comme disent les Américains pour parler du coup de foudre, et ceci dans la première scène du film.
Francisco est un grand bourgeois célibataire, un notable, ami des prêtres. C'est aussi un grand propriétaire terrien, qui est cependant en train de se faire exproprier de ses terres ancestrales par la réforme agraire. Il perdra tous ses biens en s'entêtant dans un procès perdu d'avance, mais auquel son orgueil et sa mentalité féodale l'empêchent de renoncer, au nom de ses droits, à ses yeux imprescriptibles, comme le personnage du père dans Au hasard Balthazar de Robert Bresson, autre grand cinéaste de la paranoïa.
Dans Mon dernier soupir, Buñuel raconte que Él avait été mal reçu à Cannes, où Cocteau avait déclaré qu'avec ce film, il s'était «suicidé». Mais, dit-il avec une évidente satisfaction de revanche, «Lacan vit le film à Paris, au cours d'une projection organisée pour cinquante et un psychiatres, à la Cinémathèque. Il me parla longuement du film, où il reconnaissait l'accent de la vérité, et le présenta à ses élèves à plusieurs reprises.» Buñuel avait lu Freud et Sade lors de ses années de formation, à une époque où c'était encore exceptionnel, et la personnalité et l'aura de Lacan ne lui étaient pas inconnues.
Présentation de l'éditeur
Le cinéma latino-américain est, comme on sait, depuis dix ans (et plus), en pleine effervescence. Cinéma de crise, né dans l'urgence et la pauvreté, il continue de stupéfier le monde par sa vitalité créatrice et son invention visuelle. Sa grande originalité, qui le rend si aigu, est de ne jamais dissocier la crise et le symptôme : la rue et le divan, la psychanalyse et la politique, la patience du concept et la violence du monde.
À partir de 1955 et jusqu'à aujourd'hui, la psychanalyse s'est largement imposée dans les classes moyennes avides d'apports culturels extérieurs. Comment le cinéma latino-américain a été influencé par cet essor unique de la psychanalyse. Que nous enseigne donc ce cinéma qui a refusé de faire silence sur les dictatures contre lesquelles il n'a cessé de lutter ? Que nous apporte-t-il sur l'histoire contemporaine, notamment en Europe et sur ce que Freud appelait le «surmoi culturel» ?
Coordination : Franz KALTENBECK
Ont participé à ce numéro : Roberto ACEITUNO - Julie AMIOT-GUILLOUET - Isabelle BALDET - Alain BERGALA - Nancy BERTHIER - Lucile CHARLIAC - Alberto DA SILVA - Ignacio DEL VALLE - Monique DEWOLF - Teresa Cristina DUARTE-SIMOES - Emmanuel FLEURY - Daisuke FUKUDA - Patricia GHEROVICI - Marcela IACUB - Hervé JOUBERT-LAURENCIN - Diana KAMIENNY-BOCZKOWSKI - Sadi LAKHDARI - Joaquin MANZI - Paula MARKOVITCH - Luiz Renato MARTINS - Sylvain MASSCHELIER - Régis MICHEL - Geneviève MOREL - Paula ORTIZ - Esteban RADISZCZ - Josefina SARTORA - Monique VANNEUFVILLE - Antoine VERSTRAET - Fréderic YVAN -
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire