dimanche 7 août 2022

La Pensée 2022/2 (N° 410) : Henri Lefebvre

Fondation Gabriel Péri - Août 2022


"Les 24 et 25 mars 2022 s’est tenu à Paris un colloque, organisé par La Pensée, le Groupe d’études du matérialisme rationnel et la Fondation Gabriel Péri, consacré à l’étude et à l’hommage d’Henri Lefebvre.
Henri Lefebvre est un philosophe français mondialement connu, lu et traduit par plusieurs générations dans le monde, son « Le marxisme », édité aux PUF dans la collection « Que sais-je ? », est la plus forte vente de cet éditeur depuis 1948.
Né en 1901 et mort 90 ans plus tard, il n’a cessé d’écrire sur les sujets les plus inattendus, inspirant les philosophes, les sociologues, les géographes, les urbanistes… Il a publié son premier livre à 24 ans et visité les œuvres de Marx, Lénine, Nietzsche, Descartes, Pascal et bien d’autres. Il a inspiré plusieurs courants de pensée et continue d’inspirer aujourd’hui de nombreux chercheurs dans le monde, notamment en Amérique latine.
En 2015, les mêmes organisateurs avaient présenté un colloque autour de Louis Althusser. Henri Lefebvre et Louis Althusser sont, sans conteste, les deux philosophes marxistes français du xxe siècle les plus célèbres. Il n’est pas difficile de les opposer, mais on doit aussi constater une posture commune chez ces deux penseurs, outre leur commune critique des dérives stalinistes et post-stalinistes du « matérialisme dialectique » érigé en science des sciences. Ils ont tous deux abordé la lecture des textes marxiens à partir d’une même préoccupation : repérer les manques, décrire les vides, boucher si possible les trous. Mais, chez Althusser, ces trous figurent à l’intérieur du texte, lovés sous les concepts, masquant des ruptures sous d’apparentes continuités. C’est le mouvement inverse qui anime la pensée de Lefebvre ; il traque les vides marxistes dans la réalité sociale et historique, il brosse le tableau d’un réel en attente de concepts, des concepts qu’il emprunte aux textes de Marx et qu’il transforme en vue de nouvelles opérations. C’est pourquoi il écrit « marxisme » entre guillemets, ou même s’excuse modestement de douter si ses propos appartiennent encore au marxisme.
Althusser replié vers l’intérieur des textes et Lefebvre ouvert sur le monde, l’image est tentante, mais elle doit être nuancée. On aperçoit chez les deux penseurs des mouvements inverses, des reflux. Lefebvre, pour ajuster les concepts marxiens à de nouvelles réalités, est amené à retravailler ces concepts, à en modifier l’extension et la compréhension. Ainsi en va-t-il, par exemple, du concept de « mode de production » qu’il détache de son encrage économique pour l’appliquer aux domaines de la politique et de l’idéologie. Ou encore, le concept d’échange qu’il sépare de la valeur-travail et l’inscrit dans un conflit entre échangeurs. Il ne se borne pas alors à « appliquer » le concept comme on met une applique sur un mur (sans modifier ni le mur ni l’applique), il le reconstruit à l’intérieur de la théorie. De même, Althusser, pour fonder son entreprise épistémologique, est amené à fabriquer de nouveaux objets, par exemple, les appareils idéologiques d’état. L’un est allé de l’intérieur des concepts vers les réalités sociales, l’autre a fait le chemin inverse.
La lecture de Marx par Henri Lefebvre est une déconstruction et une reconstruction des concepts marxiens, destinées à donner à la pensée « économiste » de Marx une extension extra-économique, en s’efforçant d’intégrer dans une théorie réunifiée la politique, laedroit, la morale et les idéologies, qui restent chez Marx des juxtapositions descriptives et empiriques. Par exemple, alors que Marx considère les échangeurs comme de simples formes des rapports économiques, Henri Lefebvre les institue en sujets psychologiques et, selon le modèle hégélien du maître et de l’esclave, il installe la scène d’un « conflit pour la reconnaissance » des valeurs (d’usage) échangées. Ce conflit lui permet d’introduire la politique (l’État) au sein de l’économie, l’État qui devient le moteur de l’équivalence universelle. Cette insertion de la violence dans le rapport « usage-échange » a l’avantage de nouer en un seul moment l’économie et la politique et on doit saluer la tentative, même si elle n’est pas très fidèle à la démonstration de Marx.
Je ne sais pas si Henri Lefebvre visait à fonder une théorie cohérente de la diversité du réel ; il semble plutôt qu’il visait à produire des effets théoriques diversifiés au sein du réel vécu. Il taille des chemins dans la broussaille du réel, du vécu. Il rencontre des choses banales de la vie : l’espace, la ville, les moments, les loisirs, l’amour, la nature… Il ne les transforme pas en concepts, mais les enveloppe d’une densité théorique qui les rend propres à recevoir – un jour ou l’autre – les concepts remaniés. Il n’est pas difficile de noter chez lui des écartèlements théoriques, des contradictions conceptuelles. On peut les lui reprocher (certains, ici, le feront sans doute), on peut aussi le louer d’avoir, au sein du chaos apparent du réel, voulu fixer des grumeaux de sens, des rationalités régionales. Qui pourrait lui reprocher d’avoir, bien avant Zygmund Bauman, montré la dimension subversive de l’amour, d’avoir, bien avant Alain Badiou, soulevé la dimension conflictuelle de la différence ? On peut en dire autant de l’écologie, de la condition des femmes, de la jeunesse.
Le voyage au pays philosophique de Lefebvre peut s’épanouir sous le soleil radieux de l’audace ou s’égarer dans la brume déconcertante des concepts, mais, quoi qu’il en soit, le voyage en vaut la peine. Henri Lefebvre nous oblige à penser dans la bousculade des certitudes ébranlées et dans la résignation d’un confort perdu. Au cours de ce colloque, chacun, tour à tour, a partagé ses enthousiasmes ou confessé ses doutes, pour le plus grand profit de nos lecteurs." La Pensée

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