"L'objectif du Wagner antisémite n'est pas de déclencher un scandale, mais d'écrire un chapitre nécessaire de l'histoire de la musique d'un point de vue fondamentalement critique. Wagner est un compositeur immense et je considère, avec d'autres, qu'il appartient à la petite cohorte des grands créateurs de la culture occidentale. Je tiens Tristan et Isolde pour un des sommets de la musique. Mais cela ne justifie pas qu'on occulte des pans entiers de sa biographie, de sa pensée et de son oeuvre. Certains auteurs ont voulu réduire la dimension antisémite de sa pensée au seul essai "La judéité dans la musique" car, hélas, son contenu raciste ne fait aucun doute, comme je le démontre aisément. Cela n'a pas empêché certains d'aller jusqu'à en effacer la présence dans le corpus de ses écrits. Une traduction nouvelle de ses textes antisémites, y compris d'un article oublié et d'un inédit en français, vient étayer la documentation à ce sujet. Les positions antisémites de Wagner sont également évidentes dans sa correspondance, dans ses propos rapportés par le Journal de son épouse Cosima et dans certaines des attitudes de sa vie. Mais leur interprétation ne va pas de soi : faut-il recourir à la psychanalyse ? les faits sur lesquels plusieurs se sont fondés sont-ils confirmés ? Je prends position sur ces questions. On trouvera également dans ce livre la collection la plus complète, jamais publiée, de caricatures de Wagner présenté en juif par ses contemporains. Une des tactiques utilisées pour protéger la stature du musicien aura consisté à contester l'existence d'une dimension antisémite dans les oeuvres elles-mêmes, et notamment le caractère juif d'Alberich, Mime et Hagen dans la Tétralogie, de Beckmesser dans Les Maîtres Chanteurs, de Kundry dans Parsifal. La question a été violemment débattue. Je crois prouver que ces personnages sont des allégories du Juif. Et l'on trouvera dans ma démonstration quelques considérations sur le racisme anti-arabe de Wagner, généralement passé sous silence. Et qu'en est-il de la musique elle-même ? Rares sont les travaux qui se penchent sur cette dimension, pourtant essentielle. Mes recherches m'ont permis de faire la démonstration que certains passages de Siegfried et des Maîtres chanteurs étaient des caricatures antisémites de musique juive traditionnelle. Enfin, en raison de l'admiration d'Hitler pour Wagner, attestée par sa présence fréquente au Festival de Bayreuth et ses liens étroits avec la famille Wagner, peut-on rendre Wagner responsable, en tout ou en partie, de la Shoah ? Le bannissement de sa musique en Israël en est sans doute la manifestation contemporaine la plus connue. Je prends fermement position par rapport aux questions qui fâchent : si antisémitisme il y a dans les opéras de Wagner, faut-il en interdire l'exécution ou la représentation ? faut-il fermer Bayreuth ? Toutes ces questions ont souvent été abordées selon des disciplines distinctes. Résultat : on a séparé les uns des autres les examens de sa vie, de ses écrits théoriques, de sa correspondance, des livrets de ses opéras et de leur musique. Face à cette situation d'éclatement, ma position est simple : sa personnalité était une ; je ne le crois pas schizophrène. L'homme qui a écrit "La judéité dans la musique" est aussi celui qui conçoit la Tétralogie au même moment de sa vie ; il réédite ce pamphlet juste après la création des Maîtres Chanteurs ; il rédige les essais racistes de la fin de sa vie alors qu'il compose Parsifal. Mon objectif est donc de faire appel simultanément, à chaque étape de son existence, à l'ensemble des données qui permettent de décrire, de comprendre et d'expliquer la dimension antisémite de ses actes, de ses propos, de ses écrits et de ses oeuvres." Jean-Jacques Nattiez
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